1913 : L’économie familiale en Xaintrie noire
"monstrueuse forteresse de granit et de lave"
3 juin 2021 15:48 0 messages
Cette étude socio-économique sur la vie des familles de Xaintrie noire à la veille de la guerre de 1914 nous décrit un monde aujourd’hui disparu. Le chemin de fer, dont la vie sera courte, à la fois espéré et redouté, est arrivé depuis peu à Argentat. Ira-t-il plus loin dans la Xaintrie ? Déjà l’exode rural vers Paris et les grandes villes de la région dépeuple les campagnes. L’hécatombe de 1914-18 va l’accélérer. Mais en réalité, l’émigration des habitants de la Xaintrie vers des lieux éloignés de leur pays natal existait déjà bien avant 1913 (voir ici).
Le nom Xaintrie viendrait-il donc de « excentrica terra » ?. Non, c’est un jeu de mots...
Source : Recueil de législation de Toulouse : Académie de législation (Toulouse). - 1913 - BNF Gallica
L’économie familiale en Xaintrie (Corrèze)
La Xaintrie noire qui forme aujourd’hui le canton de Saint-Privat (Corrèze) est nettement limitée. Elle est formée d’un plateau d’une altitude moyenne de 500 à 600 mètres qui de tous les côtés, sauf à l’est, s’abaisse brusquement vers les vallées des deux rivières qui la bordent. — La Dordogne la limite à l’ouest et au nord, la Maronne au sud. A l’est seulement, le plateau va en s’élevant progressivement pour se confondre peu à peu à la chaîne des monts du Cantal. — Ainsi séparée sur toutes ses faces — sauf une — par des rivières, la Xaintrie noire semble une monstrueuse forteresse de granit et de lave, dernier contrefort des monts d’Auvergne, entourée des étroits et profonds fossés creusés par ses rivières.
Elle a eu une histoire mouvementée, revendiquée tour à tour par le Limousin et, à ce titre, faisant partie de la vicomté de Turenne, ou par l’Auvergne, et devenant une possession de l’abbaye de Saint-Géraud d’Aurillac. Cependant l’idée générale qui, nous semble-t-il, domine toute son histoire, c’est qu’elle avait réussi à se faire peu à peu une vie autonome et que ces changements de souveraineté ne l’inquiétaient que fort peu, se sachant garantie et sauvegardée par sa position géographique, sa pauvreté, sa petitesse.
D’ailleurs son nom, qui est très vieux et dont on n’a pu encore découvrir la source exacte, semble bien signifier que, de très bonne heure, elle avait acquis une personnalité propre.
Ce qu’il est absolument nécessaire de bien comprendre, c’est que ce petit pays, encerclé entre ces deux rivières, séparé du Cantal et de l’Auvergne par des montagnes assez hautes, va fatalement, à toute époque, être amené à vivre d’une vie économique particulière, demandant forcément à lui-même les ressources qu’il lui est très difficile de se procurer ailleurs. Il en sera ainsi d’autant plus qu’il est entouré de pays ne lui ressemblant en rien et beaucoup plus riches que lui. Au nord et à l’est, l’Auvergne, pays de grandes propriétés et d’élevage ; au sud et à l’ouest, le Bas-Limousin, pays de vigne et de froment. La Xaintrie, au contraire, ne peut cultiver ni la vigne, ni le froment parce que la température et la nature du sol s’y opposent, et elle ne peut être un pays d’élevage comme l’Auvergne, car elle n’a ni ses prairies, ni ses pacages. De plus, elle ne pourra pas écouler sur les marchés voisins les fruits de sa terre parce qu’ils seraient concurrencés avantageusement par des produits bien plus beaux et bien meilleur marché. Enfin, la Xaintrie ne pourra pas expédier au loin, car elle n’a pas à sa disposition de suffisantes voies de communication. Le chemin de fer le plus proche a sa tête de ligne à Argentat qui est distant de Saint-Privat, chef-lieu de la Xaintrie, de 18 kilomètres. Et encore cette voie ferrée n’est-elle qu’une ligne à voie étroite, ce qui oblige à un transbordement fort coûteux à sa jonction à la ligne normale.
Pour ces multiples raisons, la Xaintrie devait avoir, de toute nécessité, une vie particulière, utilisant toutes ses récoltes qu’elle, ne peut écouler et se contentant d’elles parce que sa pauvreté l’y oblige. Au dix-neuvième siècle, cette économie s’est gardée intacte et ce pays donne actuellement im exemple frappant et, typique d’économie familiale ; les paysans qui l’habitent, et dont nous allons analyser les budgets, vivent presque exclusivement des produits du sol qu’ils travaillent. Isolée et partant égoïste, la Xaintrie, îlot de pauvreté, ne devait compter que sur elle, et c’est ce qu’elle a fait.
Nous allons donc voir comment le paysan xaintricois arrive à la satisfaction de ses besoins économiques et nous comparerons les parts respectives qu’occupent dans sa vie l’économie familiale et l’économie monétaire. Ce paysan vivra toujours, en règle générale, sur une terre, soit à titre de petit propriétaire, de fermier ou de métayer. Nous ne distinguerons pas entre eux dans ce tableau d’ensemble, car leur genre de vie est à quelques détails près — et que nous indiquerons — absolument le même.
I. — LES DÉPENSES.
La nourriture du paysan xaintricois est très simple. Elle se compose de pain bis ou noir fait à la maison, de porc salé engraissé sur le domaine, de légumes cueillis dans le jardin qu’il a travaillé, de fruits produits par les arbres de son enclos. La boisson se compose de cidre et d’eau, et le lait entrera pour une part minime dans son alimentation.
Étudions d’abord le pain et ses remplaçants. Ce pain sera tiré du seigle produit sur le champ. Très souvent on ne payera pas le meunier en argent mais en nature, lui donnant 4 doubles décalitres sur 25 qu’il devra moudre. Chaque personne de la famille est présumée devoir en faire, pendant un an, une consommation de 24 double décalitres. Dans une assez grande propriété, le seigle sera donc ainsi divisé :
4.000 gerbes ont. produit 320 double décalitres (100 gerbes donnant 8 double décalitres en moyenne).
70 seront conservés pour la semence.
124 seront affectés à la nourriture d’une famille de 5 personnes.
15 seront réservés à la nourriture des porcs et de la volaille.
111 seront vendus.
Le prix moyen étant de 3 francs, le fermier touchera 333 francs, seul bénéfice qu’il retirera de toutes ses récoltes.
La partie de seigle conservé pour la nourriture sera pétrie à la maison par les femmes et portée au four de la propriété dont le fermier s’est réservé le droit d’user dans le bail et qu ’il chauffera avec le bois de la propriété. Ou bien, au contraire, le pain sera porté au bourg voisin où, pour o fr. 10 par tourte de 5 à 6 kilos de pain, on le fera cuire. Et encore bien souvent cette somme de o fr. 10 ne sera pas payée, le paysan prenant de plus en plus l’habitude d’indemniser le boulanger par un apport annuel d’un char de genêts qu’il aura coupés et fagottés.
Le paysan xaintricois peut, s’il le veut, ne rien débourser pour son pain. Cependant, en pratique, chaque dimanche et jour de fète, il achètera au bourg une « miche », c’est- à-dire 1 kilo de pain blanc, mesure uniforme pour tous les ménages, qu’ils soient ou non très nombreux. La seule dépense qu’il fera donc, quant à son pain, sera approximativement par an de 0,40 X 60 = 24 francs. Nous pouvons donc, dans un ménage de 6 personnes, dresser un budget quant au pain.
Farine tirée du sol 300 fr.
Pain acheté au boulanger 24 fr.
Il nous faut signaler comme remplaçant le pain : la châtaigne et la farine de sarrasin qui, les années de mauvaises récoltes en seigle, le remplacent, ou bien qui permettent d’en vendre une plus grande quantité et d’acquérir ainsi des bénéfices plus gros.
L’aliment le plus important, après le pain, est pour le paysan xaintricois la viande, c’est-à-dire la viande de porc presque exclusivement. Dans chaque famille, on engraisse un ou deux porcs qui, ensuite, sont soigneusement salés et servent à la consommation annuelle. Pour une famille de 6 personnes, on tuera pour l’année 1914 :
1 premier porc de 125 kilos vers le 1er janvier.
1 second porc de 150 kilos fin mars ou avril.
A la dernière foire de Saint-Privat (15 décembre 1913), les 50 kilos valaient 46 francs, ce qui fait que cette famille utilise à peu près 300 kilos évalués à 46 fr. les 50 kilos = 276 fr.
Ces porcs seront nourris par des pommes de terre, des châtaignes recueillies sur le domaine. Quant à la viande qu’il achètera au boucher, elle sera considérée comme une viande de luxe qui ne sera servie que peu souvent sur la table du paysan. A l’occasion d’une fête familiale et aussi à l’occasion de la fête patronale, on en achètera. Nous He pouvons apprécier très exactement quelle est cette dépense, car elle varie par trop avec chaque famille, et étant, pour cette cause, un des éléments les plus instables du budget paysan. Il faut noter que cette variation tient aussi à ce que la viande de veau est traitée par les paysans comme un remède efficace contre toutes espèces de maladies. Le boucher remplace, en beaucoup de cas, le pharmacien.
Nous évaluerons très largement cette dépense en l’estimant à 20 francs. Nous avouons cependant que ce chiffre n’est qu’une moyenne et que nous le croyons supérieur à la réalité.
Est-il besoin de dire que pour les légumes, tous sont pris dans le jardin et que la graine est elle-même provient des cultures de l’année précédente.
Il nous faut ici cependant parler de la pomme de terre, qui joue un grand rôle dans l’économie xaintricoise. Elle est affectée à de multiples emplois : nourriture du paysan, engraissement des porcs, vente, etc... Tout le monde aussi en cultive : les surfaces emblavées sont à peine supérieures, dans le canton, au total des terres ensemencées de pommes de terre. Celui qui n’a pas le moindre champ recevra sans peine la permission d’en faire dans le champ d’un grand fermier, pourvu qu’au moment de la moisson il aide ce dernier en lui consacrant un nombre de journées par quatre ou cinq sillons ensemencés par lui.
Quant à la boisson, pendant la plus grande partie de l’année, elle sera composée de cidre, s’il y a eu des pommes, sinon d’eau teintée de ’vieux cidre qui sert aussi comme vinaigre. Au moment de la moisson et depuis quelques années, il y a tendance à boire du vin. Pour une famille de six personnes que nous prenons comme type représentatif d’une famille xaintricoise, on achètera un tonneau de 100 à i5o litres de vin venant des plaines du Bas-Limousin et qu’un paysan, avec ses bœufs, sera allé chercher pour lui et les autres habitants de son village. Ces 100 litres reviendront, tout compris, à 0 fr. 45 ou 0 fr. 50 le litre et ils seront absorbés au mois d’août.
Si nous nous résumons, quant au besoin alimentaire, nous voyons quel est le rôle minime que joue l’économie monétaire dans cette catégorie de dépense la plus importante de toutes. 24 francs de pain, 20 francs de viande et 50 ou 55 francs de vin, ce qui ne fait pas 100 francs, qui sortent de la maison pour la nourriture de six personnes.
Cependant, il faut ajouter que dans les très mauvaises années, il peut arriver que le seigle recollé ne soit pas suffisant à la nourriture annuelle de la famille. Dans ce cas — très rare — il faut en acheter, ce qui est une dépense supplémentaire considérable, mais tout à fait anormale.
Il faut aussi faire remarquer que certains paysans, des fermiers plus particulièrement, vendent leur seigle après leur récolte pour payer le terme de Noël et sont, par conséquent, obligés d’en acheter vers le mois de juin. C’est une très mauvaise opération de spéculation agricole, car le double décalitre se vend de 3 francs à 3 fr. 50 en novembre et 4 francs en juin.
Un second besoin aussi important que le premier, mais qui, cependant, pour le paysan est moins primordial, c’est l’habillement. Ce besoin est plus complexe que le précédent, en ce sens tout à fait spécial que, pour sa satisfaction, les produits ne peuvent pas être utilisés sans préparation ; ce qui souvent décourage le paysan et l’amène plus facilement à employer des produits étrangers. De plus, cette préparation entraîne une certaine dépense d’installation qui serait souvent beaucoup plus coûteuse qu’utile. Aussi voit on disparaître de plus en plus le vieux droguet qui était, il y a quelques années encore, porté par tous. Pour le remplacer sans aller acheter, l’esprit inventif du paysan l’a amené à faire du tricot son principal vêtement. La laine prise sur les brebis — qui en produit environ 2 livres par an — est nettoyée, filée à la maison, et le tricot est pendant l’hiver fabriqué par les femmes. Il faut cependant un habit plus convenable : quelquefois, il est fait à la maison avec du drap acheté au dehors, mais dans la majorité des cas, il est fait par le tailleur de l’endroit qui, tout compris, prend dans les 60 à 65 francs. Seulement, cet habit fait de cinq à huit ans, il faut donc reporter la dépense totale sur cette durée : ce qui au plus fait pour l’homme io francs par an. Pour la femme, elle ne dépense guère plus que l’homme, ce qui nous permet d’établir le budget suivant d’une famille quant à rhabillement :
Deux hommes : Deux costumes de 60 francs chaque, qui feront 6 ans = 120 : 12 = 10 fr.
Deux femmes :
- Deux corsages à 5 francs = 10
- Deux robes à 5 francs = 10
Deux enfants : ................................
Total 30 fr.
On s’étonnera que nulle dépense ne soit portée pour les enfants. Il en est ainsi presque toujours. Leurs habits seront confectionnés dans les vieux habits du père ou de la mère, ou envoyés tout faits de Paris comme cadeaux de parents émigrés.
Quant aux bas, chaussettes et linge de dessous, ils sont tous faits avec la laine des brebis. La chemise comme les draps de lit venaient jusqu’à présent du lin cultivé dans le pays. Ils sont maintenant de plus en plus achetés au dehors. Mais cependant, ce n’est pas une dépense que nous pouvons noter, car souvent, pour la femme comme pour l’homme, elle provient de la dot et ne rentre, par conséquent, en rien dans un budget de dépense annuel.
Nous en arrivons à la question de la chaussure, qui est ici particulièrement intéressante. Le paysan xaintricois emploie ordinairement les sabots ; pour lui, les souliers sont un luxe presque inconnu ou du moins qui l’était il y a quelques années. Chaque personne dans le ménage possède deux paires de sabots, l’une toute en bois, qui, tapissée de paille, sert à faire, les pieds nus dedans, les gros travaux de la ferme ; l’autre, avec le dessus entièrement garni de cuir verni ou non et qui est la paire habillée, que l’on prend pour aller au bourg.
Cependant, l’usage du soulier tend à se généraliser. On le prend depuis quelque temps en été à la place du sabot. Mais un paysan cependant n’en use que de vingt à trente fois par an, trouvant avec raison le sabot plus sain et plus chaud pour l’hiver. On comprend combien il serait téméraire ici d’essayer d’évaluer la dépense en souliers d’un paysan. Il en a une paire qui lui durera indéfiniment et qui lui coûte de 22 à 25 francs. Il faudrait, si l’on voulait évaluer cette dépense annuelle, diviser ce chiffre par un nombre d’années tel que cette dépense deviendrait absolument infime pour un an.
Pour les sabots, c’est tout à fait différent ; une paire de sabots habillés fait à peu près deux ou trois ans, plutôt trois, et quant aux autres, il leur en faut une paire par an. Les premiers coûtent : 2 francs pour les femmes ; 2 fr. 50 pour les hommes ; les seconds,1 fr. 50. Dans un ménage de six personnes, les dépenses en sabots seront donc :
Deux hommes :
- Deux paires de sabots habillés tous les deux ans 2 fr. 50 par an.
- Deux paires de sabots simples tous les ans 3 fr.
Deux femmes :
- Deux paires de sabots habillés tous les deux ans 2 fr.
- Deux paires de sabots simples tous les ans 3 fr.
Deux enfants : Une paire par an pour chacun ...... 2 fr. 50
Ce qui au total fait, par an, une dépense en sabots de 13 francs.
Nous n’osons pas y ajouter la dépense en souliers, car nous arriverions à un chiffre vraiment ridicule.
Donc, c’est 13 francs qu’annuellement le chef de famille donnera au sabotier. Mais, pratiquement, il ne sera pas rare que le paysan s’exonère non en argent, mais en nature. C’est plus spécialement le paysan propriétaire qui emploiera ce moyen ; il donnera au sabotier un arbre, le plus souvent un bouleau, à condition que ce dernier lui fasse une certaine quantité de sabots. Cette sorte de contrat se pratique très souvent et les sabotiers, qui sont obligés de les accepter, s’en plaignent amèrement, préférant l’argent liquide à tout ce bois qui souvent les encombre.
Il ne nous reste plus, pour en finir avec l’habillement, que de nous préoccuper de la coiffure. L’homme s’achètera un de ces vastes chapeaux en gros feutre noir qui lui revient à 10 ou 12 francs, et qu’il portera hiver comme été. Les femmes, elles, ne dépenseront rien ou presque rien, se fabriquant elles-mêmes des chapeaux, ou coiffant le bonnet dont plusieurs douzaines leur sont toujours donnés par contrat de mariage. Quant aux enfants, ils portent des bérets et, chose extraordinaire, ce sont eux qui dépensent le plus parce que ce sont eux qui vont le plus souvent au bourg. Un béret en moyenne leur fait un an et vaut 3 francs.
Pour le vêlement donc, le paysan dépensera bien moins que pour la nourriture. Nous avons trouvé comme dépenses courantes et annuelles 30 francs d’habits, i3 francs de sabots, 12 ou i5 francs de coiffure : donc un total de 53 francs. Nous n’avons pu évaluer les dépenses des autres parties de l’habillement, mais nous pouvons affirmer qu’elles augmentent très peu ce chiffre.
Il y a aussi les raccommodages : dans certains ménages, ce sont les femmes qui les font. Dans celui que nous avons suivi jusqu’à présent, il en est ainsi pour les bas, chaussettes, etc..., mais pour les grands raccommodages ou pour d’autres travaux plus considérables, on prend une couturière à la journée, qui se fait payer 1 fr. 50 par jour et nourrie. Nous évaluons à 8 jours son travail, ce qui fait 12 francs.
Il nous est donc permis d’affirmer en concluant, pour cette catégorie de dépenses, que l’argent dépensé par le paysan pour son vêtement ne dépasse pas 70 francs.
Nous allons examiner maintenant le logement et le mobilier. Nous admettons tout d’abord que la maison est bâtie et que le paysan est en possession des meubles absolument nécessaires à sa vie. Nous nous plaçons dans cette hypothèse parce que c’est la plus normale et que le contraire n’est qu’une exception. En effet, qu’il soit fermier ou petit propriétaire, le paysan xaintricois construit très peu. S’il est fermier ou métayer, le propriétaire lui doit le logement ; s’il est propriétaire, l’aîné reste maître, et les cadets souvent demeurent avec lui à titre de domestiques, ou bien, s’ils ne se marient pas, ils préfèrent émigrer à construire. Pour les meubles, ce sont ceux absolument indispensables : une table, des bancs en gros bois mal taillé le long de la table rectangulaire, un ou deux lits, la pendule, les chaises de coin de feu et ce meuble solide, fait le plus souvent en cœur de chêne, ne demande aucune réparation et dure indéfiniment.
Si donc nous supposons le paysan logé et meublé, ses dépenses pour ce chapitre ne seront pas grosses. Pour la maison, il n’y aura que l’entretien et encore les petites réparations seront faites par lui. S’il est fermier, le propriétaire doit faire les grosses ; s’il est propriétaire, l’ouvrier viendra un jour ou deux gracieusement pourvu qu’on lui laisse faire trois ou quatre sillons de pommes de terre.
Cependant, il est une réparation importante que le paysan ne pourra faire lui-même et qu’il ne pourra payer en nature : c’est la réparation de la toiture. Toutes les maisons paysannes sont en grande majorité couvertes en chaume. Cette toiture plus chaude que toute autre demande un entretien constant, et il faut, pour la réparer, un ouvrier assez habile. Il est nécessaire pour une maison ordinaire et pour l’entretien de la grange et des petits bâtiments annexes, de huit jours de travail. L’ouvrier se fait payer 2 francs par jour, ce qui fait une dépense annuelle pour la toiture de 16 francs.
Quant aux meubles, comme réparation, ils ne coûtent absolument rien. Ils sont si grossiers et si solides que — sauf l’horloge cependant — ils ne demandent aucun entretien. La garniture du lit se trouve elle-même dans la propriété. Les feuilles formeront les paillasses, la plume les édredons et les traversins.
Mais il nous faut envisager un autre cas : celui où la maison n’est pas construite. Nous connaissons un paysan vendant sa maison qu’il ne pouvait plus habiter pour des raisons à lui particulières, achetant une petite étendue de terre sur le roc, creusant lui-même avec ses fils ce sol très dur, bâtissant grossièrement une petite maison, avec des pierres mal taillées et mal préparées, rebut de carrière, et qu’on lui avait données, demandant à chaque gros propriétaire un arbre qu’on ne pouvait lui refuser, et arrivant, après plus d’un an de souffrances et de travail, à se refaire un chez lui, peu commode il est vrai, mais que lui-même avait construit, sur un terrain presque abandonné, avec des pierres inutilisées et des bois donnés.
Mais ces exemples, très communs autrefois, aujourd’hui se font de plus en plus rares pour deux raisons principales : tout d’abord parce que la Xaintrie et surtout la campagne xaintricoise se dépeuple, soit en faveur des bourgs voisins, soit en faveur de Paris, et aussi parce que le paysan, plus riche qu’autrefois, peut avoir recours à un entrepreneur qui pour i.5oo à 1.800 francs lui fera une maison convenable. Mais cela est un cas tout à fait anormal ; on ne construit plus dans la campagne, les bourgs seuls se peuplent ou se maintiennent à leur ancien chiffre de population ; la campagne a plus de maisons qu’il ne lui en faut.
Nous avons jusqu’à présent, un par un, étudié les trois primordiaux besoins du paysan, mais à coté d’eux il y en a d’autres dont la satisfaction lui semble à tort ou à raison moins nécessaire. Nous allons très rapidement les passer en revue.
Et tout d’abord un besoin qui prend partout — sauf en Xaintrie peut-être — une grande importance : les soins d’hygiène. Nous sommes obligés de reconnaître qu’ils sont élémentaires, trop parfois. Il y a aussi ceux de la santé, et nous devons dire que là aussi le paysan est trop économe, le médecin n’est appelé très souvent que fort tard, et on a trop souvent recours à des remèdes empiriques, dont l’efficacité reste pour le moins fort douteuse.
Nous ne voulons pas ici évaluer la valeur en argent de ces divers soins. Nous n’avons aucun élément assez précis, d’autant plus que cette dépense est variable pour chaque famille et chaque année avec l’état de santé de chacun de ses membres. Nous pouvons, cependant dire que dans le canton il y a trois médecins qui suffisent très amplement et un seul pharmacien pour à peu près 9.000 habitants.
Une autre dépense plus importante que la précédente, c’est celle que le paysan fait au café. En semaine, il n’y va pas, mais le dimanche, il y passe très souvent sa journée en hiver et aussi les jours de foire. Il ne boit cependant pas d’alcool : ce qui est de beaucoup le plus consommé, c’est le vin, mais il l’est souvent par trop déraisonnablement.
Il arrive parfois que le paysan dépense au café 5 à 10 francs. Or, comme cela se renouvelle à peu près tous les dimanches, du mois de décembre au mois de mai, et au moins à deux ou trois foires par mois, on voit combien celte dépense est considérable et peu proportionnée aux autres.
Il y a aussi une autre dépense dont il faut dire un mot : c’est celle des déplacements. Le paysan xaintricois est obligé, par son métier d’agriculteur, de suivre attentive- ment les cours et pour cela d’aller aux foires des environs. Il y va la plupart du temps à pied, mais c’est sur le lieu même qu’il est obligé de dépenser. De plus, quand il vend, il est tenu., par une très ancienne coutume, de faire boire l’acheteur et ses domestiques, ce qui lui coûte assez. On peut cependant évaluer assez facilement cette dépense, car il est d’usage que le paysan-métayer accepte que le patron paye le prix de certains frais accessoires qui ne montent pas à 3o francs, se réservant de régler lui-même les frais de déplacement qui doivent donc être évalués à une somme équivalente.
Nous avons ainsi terminé l’examen des dépenses que le paysan xaintricois fait pour la satisfaction de ses besoins. Nous ne nions que quelques éléments ont pu nous échapper soit par leur peu d’importance, soit par leur difficulté d’évaluation. Ainsi, nous n’avons pas parlé de la mercerie, ni de l’épicerie qui sont cependant, d’assez grosses dépenses, mais qui ne peuvent être chiffrées, la ménagère achetant au jour le jour et ne tenant aucun compte de ces petits achats. Nous n’avons pas non plus fait entrer en ligne de compte les frais de tout paysan quant à l’entretien de ses récoltes ou de son bétail, car nous avons jugé qu’ils n’entraient pas dans le cadre que nous nous sommes fixé et n’étaient pas une partie nécessaire à la vie d’une famille, qu’ils ne touchaient somme toute qu’indirectement et souvent pas du tout l’économie d’un ménage.
Nous aurions voulu ici, en nous résumant, présenter un budget complet. Nous ne le pouvons pas mathématiquement, mais cependant, avec les éléments déjà notés, nous pouvons arriver à un budget de dépenses qui s’en rapproche beaucoup.
Voici donc les dépenses faites par une famille de 6 personnes, en dehors de ce qui lui provient du sol qu’elle cultive :
On voit donc qu’avec les imprévus et les dépenses que nous n’avons pu évaluer, à combien approximativement peut se monter toute la dépense d’un paysan.
Nous sommes donc maintenant autorisé à dire que l’économie monétaire est, pratiquement parlant, à sa plus basse expression et que l’économie familiale satisfait, pour ainsi dire à elle seule, tous les besoins du paysan xaintricois.
II. — LES RECETTES.
Nous avons essayé dans tout ce qui précède d’étudier un budget de dépenses paysan au point de vue de la participation dans ce budget de la monnaie. Nous voudrions, maintenant, donner la contre-partie et étudier un budget de recettes, recettes provenant de la vente de produits. Nous aurons ainsi analysé complètement l’action de la monnaie dans la vie annuelle d’une famille paysanne. Mais ici cette étude ne pourra pas être générale comme pour la première partie, et nous ne pourrons pas appliquer les mêmes recettes au fermier, au métayer ou au petit propriétaire. On comprend, en effet, facilement que ces recettes doivent varier de beaucoup suivant l’étendue du sol cultivé par le paysan et aussi le mode d’exploitation d’après lequel il le cultive. Nous nous occuperons donc simplement d’un fermier après avoir cependant fait quelques remarques générales.
La situation que nous allons décrire est prospère, mais il ne faudrait pas croire qu’il en est toujours ainsi. S’il nous était permis d’examiner un à un les budgets d’un petit propriétaire, d’un fermier et d’un métayer, nous en arriverions à la conclusion suivante : le petit propriétaire se ruine, le métayer vit largement, le fermier s’enrichit.
Ce qui revient à dire que le budget que nous allons présenter sera prospère parce que c’est celui d’un fermier, mais il ne faudra pas croire et admettre par induction qu’il en est de même pour les deux autres classes de paysans.
Nous continuerons à prendre comme type la famille de 6 personnes qui nous a déjà servi dans la première partie. Elle est composée du père et de la mère, du gendre et de la fille, et de deux enfants, ceux-ci de 5 et 9 ans.
Ils sont sur une propriété de 70 hectares où ils cultivent du seigle, du sarrasin, des pommes de terre ; ils récoltent aussi des châtaignes, des noix et des fruits.
Sur toutes ces récoltes, une seule se convertira en argent : ce sera le seigle vendu et dont nous avons déjà apprécié la valeur à 333 francs. Le reste de cette récolte et toutes les autres seront absorbées dans le domaine. Il faut donc porter déjà à l’actif du fermier 333 francs. Mais son principal bénéfice ne réside pas là : c’est dans l’élevage qu’il va le trouver ; c’est les diverses écuries de bêtes à cornes, de brebis et de porcs qui vont le lui donner.
Et tout d’abord, quant à son écurie de bêles à cornes. Il est d’usage dans le pays que lorsqu’un fermier entre dans un domaine, il reçoive du propriétaire un cheptel. Celui que le fermier a reçu, le 25 mars 1912, à sa mise en possession, fut de 3.400 francs. Mais il faut, si l’on veut avoir la valeur de l’écurie de bêtes à cornes, en retirer la valeur des brebis. Toujours est-il que le propriétaire lui donnait 8 vaches de rapport et quelques autres bêtes encore trop jeunes .pour qu’elles puissent vraiment lui donner un bénéfice quelconque.
En 1913, il a donc eu 8 veaux, et pendant le cours de cette année, il en a vendu 7, gardant une génisse pour remplacer la plus vieille vache qu’il a vendue dans cette même année. Ce moyen de rajeunissement de l’écurie est très employé en Xaintrie. En 8 ans, le fermier aura complètement changé son écurie, vendant son bétail en pleine force, c’est-à-dire sans perte et en même temps ne gardant que des bêtes très jeunes et très saines.
Nous avons donc dit qu’il vendrait 7 veaux ou génisses, et il ne fera cette vente que 7, 8, 10 mois après leur naissance et au prix moyen de 110 à 120 francs. Ce qui lui fera 120 X 7 = 840 francs.
Mais il vendra aussi la plus vieille vache de son écurie qui, en 1913, était assez âgée et ne lui a rapporté que 205 francs. Son écurie de bêtes à cornes lui aura donc rapporté pendant cette année 840 + 205 = 1.045 francs.
Quant à son écurie de bêtes à laine, elle fut évaluée à son entrée en charge à 40 brebis, mais comme il avait une certaine somme de libre, il en acheta 20 autres. Ces 60 brebis lui ont produit 45 agneaux. Il n’y a pas lieu de s’étonner ici de la forte mortalité qui les déciment quelques jours après leur naissance, surtout lorsqu’on connaît le peu de soins que l’on en prend. Sur ces 45 agneaux, il en a vendu 35, en gardant 10 pour pouvoir, sans abaisser le nombre du troupeau, vendre 10 des plus vieilles brebis.
Ces 35 agneaux ont été vendus les uns dans les autres au prix de 12 francs l’un, ce qui fait : 35 X 12 = 420 francs. Les brebis, les unes dans les autres, atteignirent 25 francs. Elles ont donc produit 250 francs. Nous voyons que la principale, et de beaucoup, ressource du fermier, c’est l’écurie, qui donne au fermier un bénéfice annuel de 1.715 francs.
Mais à côté de ce bénéfice, il y a une autre source de profit aussi lucratif et qui coûte beaucoup moins de peine : c’est l’élevage des porcs. Ici, nous devons cependant faire une remarque importante. Tandis que les bénéfices que nous venons d’analyser sont, à peu près toutes les années, les mêmes — les cours étant assez peu variables — pour celui-ci, il en sera tout différemment pour deux raisons principales.
Tout d’abord, le nombre des porcs que le fermier élèvera sera proportionné forcément à l’état des récoltes de pommes de terre et de châtaignes. Souvent — comme en 1913 — les pommes de terre se pourrissent très vite, ou bien il n’y a pas de châtaignes et le fermier ne pourra alors qu’élever péniblement les porcs nécessaires à sa propre alimentation. Au contraire, si ces deux récoltes sont abondantes, il pourra en élever un assez grand nombre qu’il vendra en temps voulu.
De plus, les cours du porc sont infiniment variables et souvent varient de façon à ce qu’un paysan ne puisse s’expliquer pourquoi. On a vu des années., tel 1912, où les récoltes en pommes de terre et en châtaignes étaient bonnes et oll, par conséquent, un grand nombre de porcs étaient amenés sur le marche ; on a vu les cours être très hauts, et cela par un ensemble de circonstances absolument étrangères à la Xaintrie, mais qui pesaient sur toute la France.
De ces observations préliminaires, nous pouvons tirer l’explication de deux faits :
D’abord, nous trouvons la raison de la prudence, de la méfiance même de tout paysan quant à cette sorte d’élevage qui peut certes lui procurer de gros bénéfices, mais qui peut aussi parfois — et sans cause pour lui — ne pas l’indemniser de ses frais.
Ensuite, nous pouvons dire que l’évaluation annuelle du bénéfice ne peut donner en rien une idée générale de ce qu’il sera pour les autres. Avec un même nombre de porcs, ce bénéfice peut, en effet, varier d’une année à l’autre dans des proportions de 5o °/0. Le i5 décembre 1912, le cours moyen était de 70francs les 5o kilos, et le i5 décembre 1913, ce même cours était de 46 francs, et cependant le nombre de porcs amenés sur le marché était bien supérieur en 1912 qu’en 1913.
Après ces observations absolument nécessaires, nous allons essayer pour l’année 1913 — qui fut une année plutôt mauvaise — d’analyser le bénéfice que le fermier trouvera dans l’élevage du porc.
Il en a élevé cinq — dont deux furent conservés pour sa nourriture ; un — une truie — fut gardé pour produire ; les deux autres ont été engraissés et vendus, un à l’automne comme demi-gras, l’autre en hiver comme gras. Le premier pesait io5 kilos et fut vendu à 4-4 francs les 5o kilos, mais véritablement au prix de 110 francs ; le second a pesé 154 kilos et fut vendu à 48 francs les 50 kilos, soit 150 francs. Le fermier a donc réalisé un bénéfice de 260 francs.
Voilà, une à une, les principales recettes dl1 paysan-fermier ; pour les compléter, il nous faut y ajouter la location des châtaigneraies. Lorsqu’il y a des châtaignes, il lui est matériellement impossible de les ramasser toutes ; de plus, il en aurait un trop grand nombre et la vente de son surplus n’arriverait certes pas à l’indemniser de sa peine. Il loue alors la récolte d’une châtaigneraie entière à un petit propriétaire qui pourra ainsi, lui aussi, se livrer à l’élevage des porcs. Au cours de l’automne 1913, le fermier en a loué trois 10 francs chacune.
Nous devrions maintenant évaluer une dernière catégorie de recettes qui est assez importante, mais qu’il est très difficile de connaître dans ses détails. Nous voulons parler des ventes de volailles, œufs, lait, beurres et fromages. Nous avons vainement cherché à en dresser un compte rigoureux et nous n’avons pu y arriver pour une raison bien simple. L’argent qui provient de ces ventes multiples est laissé par le fermier à sa femme pour compenser les petites dépenses d’épicerie, de raccommodage et les soins que réclament les travaux d’intérieur. Le fermier n’en tient donc aucun compte et sa femme non plus, cette dernière utilisant ces sommes au fur et à mesure des besoins sans se soucier de savoir quel est son bénéfice total. Nous ne croyons nullement exagérer en l’estimant à 150 francs.
Si nous récapitulons maintenant les bénéfices totaux du fermier, nous nous trouvons en face du tableau suivant :
Blé vendu 333 fr.
Vente de bêtes à cornes 1.045
Vente de bêtes à laine 670
Vente de porcs 260
Location de châtaigneraies 30
Ventes diverses 150
TOTAL ............... 2.488 fr.
De ce total, il faut d’abord retirer le prix de ferme qui est de 1.250 francs et il faut aussi en déduire les redevances en nature que le fermier doit au propriétaire. On peut les évaluer à [50 francs. Nous en retirerons aussi le total des dépenses que nous avons trouvé précédemment et qui est de 327 francs. Nous y ajouterons 100 francs d’imprévus, chiffre dans lequel nous comprenons les mêmes dépenses qui ont dû nous échapper ou que volontairement nous n’avons pu évaluer, et nous arrivons ainsi à établir définitivement le va-et-vient annuel d’argent dans cette famille.
Recettes 2488 fr.
Dépenses.
- Ferme 1.250f
- Redevances 150
- Dépenses 327 f
- Imprévus 100
soit 1,827 fr.
Le bénéfice net et annuel de ce fermier sera donc de 611 francs. Nous avons tenu dans toute cette étude de dépenses et de recettes à évaluer les dépenses le plus largement possible et à restreindre les recettes. Nous les avons principalement restreintes pour leur élément le plus instable : les porcs. Nous pouvons donc dire que dans la majorité des cas et dans des années meilleures que 1913 — ce qui n’est pas rare à trouver — le bénéfice du fermier sera certainement supérieur à ce que nous venons de l’évaluer.
III
Il ne nous reste maintenant qu’à retenir les leçons que nous donne cette analyse de budget.
Et tout d’abord, nous devons remarquer le peu d’importance que tient dans la vie xaintricoise l’économie monétaire. Pas plus de 2.500 francs passeront chaque année dans les mains d’un des plus gros fermiers et il ne fera pas un bénéfice supérieur à 600 francs. Ces chiffres qui, autre part qu’en Xaintrie, porteraient à rire, sont considérés ici comme la marque d’une bonne situation.
Une seconde remarque aussi intéressante, c’est que les dépenses sont communes à toutes sortes de paysans parce qu’elles sont absolument nécessaires. Mais, au contraire, les recettes varient de beaucoup suivant que ce paysan est fermier, métayer ou petit propriétaire, et bien qu’économiquement ce soit cette dernière situation qui soit la pire, il existe une tendance marquée parmi les paysans de se mettre chez eux, comme ils disent.
Il faut aussi noter — ce qui est bien banal, mais ce qui est profondément vrai — qu’il devient chaque jour plus difficile à un paysan de vivre sur ses produits et que, de plus en plus, l’économie monétaire tend à prendre une place plus grande. Si, comme on l’annonce, le chemin de fer va être fait et passe par la Xaintrie, la vie paysanne va forcément changer et son originalité va disparaître. Le courant d’échanges qui ne pouvait pas exister à cause de l’éloignement de toutes voies rapides, pourra plus facilement se créer et faire dans les budgets paysans une plus grande place à la monnaie.
Enfin, il faut remarquer que la fortune du paysan en Xaintrie dépend de sa famille. Plus il l’aura nombreuse, plus il sera riche. Supposez le fermier, dont nous venons de parler, forcé, parce que n’ayant pas d’enfants, de louer un ou plusieurs domestiques. A quoi se réduira son bénéfice, que nous avons évalué à 600 francs, s’il doit payer le salaire — fort élevé — de plusieurs garçons de ferme ? Or, pour arriver forcément à ce que les fils restent à la maison familiale et dans le pays, il faut que cette terre qu’ils cultiveront puisse largement les récompenser de leurs efforts et produise abondamment. Pour nous, en Xaintrie, le remède de l’émigration, le seul vraiment efficace, réside dans la production de plus en plus grande de la terre, productivité qu’il est de l’intérêt de chaque propriétaire et de l’intérêt du petit pays à rechercher et à atteindre.
Et maintenant, s’il faut juger cette sorte d’économie, nous résumerons notre critique en disant que le paysan xaintricois n’ose pas assez. Il croit sa terre par trop ingrate et ne lui demande pas suffisamment. Il faut qu’elle le fasse vivre, et rien de plus, et il ne cherche pas à ce qu’elle lui donne de gros bénéfices. Nous savons bien qu’elle ne peut pas trop donner, mais nous croyons qu’elle devrait être bien plus productive qu’elle ne l’est en pratique. Ainsi, ce fermier, dont nous avons analysé une à une les recettes, pourra augmenter sérieusement chacun de ces chapitres. Il peut facilement avoir 2 ou 3 vaches de plus, nourries sans peine l’été sur l’étendue très grande des pacages, et l’hiver avec du foin acheté s’il le faut, mais qui lui procurerait un bénéfice incomparablement supérieur à la dépense. Il peut mettre dans ses champs des engrais qui lui augmenteraient sérieusement sa récolte et lui procureraient par là de nouveaux motifs de bénéfice. S’il cultivait plus sérieusement la pomme de terre, ses récoltes plus abondantes lui permettraient d’engraisser beaucoup plus de porcs ; et si, au lieu d’avoir des vieux châtaigniers creux qui ne produisent qu’un petit fruit, il plantait de jeunes arbres, sa récolte doublerait.
Et si nous proposons une extension de recettes, nous sommes un partisan très ardent d’un accroissement de dépenses. Il faut, il est absolument nécessaire que le paysan jouisse d’un bien-être qu’il a mérité et que pour le moment il n’a pas. Il faut que la terre lui apporte, non seulement les moyens stricts de vie, mais aussi quelques jouissances et quelques repos. Ce ne doit pas être pour lui une ennemie qui l’use chaque jour par ses travaux et ses soucis, mais une amie qui lui permette de se reposer quelquefois.
Nous n’osons insister parce que, malheureusement, nous savons que c’est absolument inutile. Il y a, en effet, deux raisons péremptoires qui s’opposent à tout essai de réformes.
Tout d’abord, le caractère même du paysan xaintricois qui est fait d’ignorance et de résignation. Ignorance qui empêche toute innovation et résignation qui lui fait accepter avec facilité sa situation.
Mais la plus profonde cause, celle qui empêchera encore de longtemps tout changement, c’est la pauvreté. Nous touchons ici au principal, sinon au seul défaut de cette économie familiale si saine, si préservatrice, si admirable par ailleurs.
Par son principe même, cette manière de vivre empêche toute économie : on consomme dans l’année les produits d’une année. Or, si le paysan dépense à peu près ce qu’il récolte, il devra forcément garder le peu d’argent qu’il peut posséder comme garantie en cas de mauvaise année ou de malheurs imprévus. Avec quoi alors ferait-il donc des réformes et des essais coûteux, et qu’on lui reproche si souvent de ne pas faire. Puisqu’il ne le peut pas, et puisqu’il est prouvé qu’il ne peut pas, par ses propres forces, s’élever à une vie un peu supérieure, il est du devoir des gros propriétaires de l’aider et de faire eux-mêmes ce qu’ils reprochent si injustement aux paysans de ne pas faire.
Telle qu’elle est, la Xaintrie est donc une région très intéressante où, sur un territoire de 25.479 hectares dans ses 10 communes, vivent 9.000 habitants dont Vivien de Saint-Martin, dans son nouveau Dictionnaire de Géographe universelle, dit qu’ils appartiennent « à une race tout a fait primitive, presque étrangère, par leur type et leur grossièreté de mœurs, au reste du Limousin ». On l’a toujours dédaignée un peu, insultée quelquefois, raillée souvent : on a dit que son nom lui-même montrait son peu d ’importance en affirmant— à tort selon nous —que Xaintrie venait de « excentrica terra ».
Et cependant, malgré sa pauvreté, son humilité économique, elle donne une leçon à beaucoup de pays environnants, plus riches, plus orgueilleux qu’elle. Elle vit d’elle-même et ne demande rien à personne.
Gaston DE LA PLACE.
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